IV

Paul Eyre se réveilla nu sur une surface dure et froide. Au-dessus de lui, il y avait un scalpel, et plus loin, un visage à demi caché par un masque de gaze. Une lumière aveuglante brillait au-dessus de la tête de l’homme qui, les yeux écarquillés, lâcha soudain le scalpel en bredouillant :

— Non ! Non !

Paul roula de la table de pierre, tomba sur le sol et, malgré sa faiblesse, rampa vers la porte. Un objet dur heurta le marbre d’une dalle avec un tintement métallique, suivi du bruit sourd d’un corps lourd s’effondrant par terre.

A un mètre de la porte, Eyre s’arrêta, pantelant, à bout de forces mais confusément conscient que le danger immédiat était écarté. Dehors, pas très loin, de l’autre côté de la porte, il y avait d’autres dangers, d’autres hommes qui descendaient ou remontaient le couloir, absorbés par leurs préoccupations. D’eux entre eux au moins songeaient à lui.

Leurs pensées, qui ne prenaient la forme ni de mots ni d’images, franchissaient la porte comme des brises légères susurrées par deux lointains océans. Elles clapotaient autour de lui comme les dernières vagues de la mer viennent vous lécher les pieds sur la plage.

En se redressant à demi, il capta parmi les faibles murmures un nouvel élément qui lui permit d’identifier le sexe des « émetteurs ». Il agrippa le bord de la table de pierre, se mit debout, la contourna en s’y appuyant puis se pencha pour examiner l’homme gisant sur le sol. Il avait les yeux ouverts et vitreux, la peau bleuâtre, son pouls ne battait plus. Il avait sans doute eu une attaque au moment où il s’apprêtait à tuer Eyre. Mais pourquoi voulait-il le tuer et le disséquer ?

Paul parcourut la pièce sans y découvrir de quoi se vêtir. Les habits de l’homme mort ne lu iraient pas mais, au besoin, il les mettrait. Il ne pouvait pas rester nu. Il lui fallait trouver un téléphone, appeler la police, mais s’il sortait dans le couloir, on le verrait aussitôt, et il y avait probablement d’autres hommes qui voulaient le tuer. Le mort avait sans doute des complices. A moins que...

Eyre se sentait faible, il avait l’esprit embrouillé par la faim autant que par le manque de données. En outre, être nu lui faisait éprouver un sentiment de culpabilité, comme s’il avait commis un crime justifiant la tentative du mort de le tuer. Il fallait avant toute chose trouver des vêtements.

Il approcha lentement de la porte, l’ouvrît. Le couloir était désert à l’exception d’un vieillard portant des pantoufles, un pantalon, une chemise et un peignoir de bain élimé. L’homme, qui se traînait vers lui, avait à peu près la même taille que Paul. Le cœur battant, Eyre attendit que le vieillard passe devant lui, le saisit par la manche et le tira à l’intérieur. Bien qu’il n’aimât guère se montrer violent à l’encontre de l’inconnu, il éprouvait en même temps de la colère contre lui. Une image de son propre père, sénile et bavant, passa dans son esprit. Je hais les vieux, se dit-il. Je les hais parce qu’ils préfigurent ce qui m’attend.

Cette haine était en un sens une bonne chose car elle lui donna la force nécessaire. Heureusement, le vieillard, paralysé de frayeur, n’offrit aucune résistance. S’il s’était débattu, Eyre aurait eu du mal à en venir à bout tant il était faible.

Le vieux gémit avant que Paul ne plaque une main sur sa bouche édentée ; la porte se referma avec un claquement. Le vieillard tourna de l’œil, son corps devint flasque. Eyre l’allongea sur le sol et se mit à le déshabiller. Au moins, l’homme ne puait pas par manque d’hygiène mais il avait manifestement des problèmes de prostate et Eyre ne put se résoudre à enfiler le caleçon taché.

Quand il eut fini de s’habiller, Paul baissa les yeux vers le vieillard, toujours inconscient, mais qui respirait encore. Que ferait-il en se réveillant ? Il ameuterait tout le monde et la chasse serait lancée. Et lorsque Paul aurait prévenu la police, que se passerait-il ? Le vieux l’accuserait-il de l’avoir assommé et de lui avoir volé ses habits ? Les policiers comprendraient certainement que Paul n’avait pu faire autrement.

D’ailleurs, ce n’était pas le moment de songer aux conséquences de ses actes. Il fallait d’abord sortir de cet endroit et s’éloigner.

Il glissa le scalpel dans une des poches du peignoir, franchit la porte. En descendant le couloir, il s’aperçut qu’il ne portait pas ses lunettes. En fait, il ne les avait pas non plus lorsqu’il avait repris conscience sur la table et pourtant sa vision était parfaitement claire.

Cela l’effraya un moment mais il se sentit rassuré avant de parvenir au bout du couloir. Ce qui se passait en lui n’était pas entièrement négatif.

Avant de tourner le coin, il songea à inspecter les lieux puis se dit qu’il valait mieux se conduire normalement et continua à avancer d’un pas traînant. A peine avait-il pris un autre couloir sur la droite qu’il se rendit compte qu’il aurait dû tourner à gauche. Il y avait devant lui un bureau où était assise une infirmière et, derrière un autre couloir perpendiculaire à celui dans lequel il se trouvait. Paul reconnut l’homme qui était en train d’y passer. Ce profil simiesque, il l’avait vu quand Mrs. Epples était entrée pour la dernière fois dans la pièce où on le retenait prisonnier.

Eyre résista à la tentation de faire demi-tour car un changement de direction aurait pu attirer l’attention. L’infirmier passa, disparut ; Paul s’arrêta, fouilla dans ses poches comme s’il avait oublié quelque chose dans sa chambre et commença à rebrousser chemin. L’infirmière leva la tête, le découvrit.

— Je peux faire quelque chose pour vous ? demanda-t-elle sèchement.

— Non, rien. J’ai oublié mes cigarettes.

Elle se leva en disant :

— Je ne vous connais pas. Vous êtes sûr de ne pas vous être trompé d’étage ?

— Je suis entré seulement hier soir, expliqua Eyre en s’éloignant.

Au bout du couloir, il y avait deux portes-fenêtres donnant sur un balcon et à travers lesquelles on voyait une cour brillamment éclairée. Il se trouvait au premier étage.

— Un moment ! appela la femme. Je ne vois aucun nom nouveau sur ma liste !

— Regardez mieux ! cria Paul en se hâtant vers les portes.

Il en secoua la poignée mais elles étaient fermées et il n’avait pas la force de les enfoncer d’un coup d’épaule. Il tourna à gauche sans écouter l’infirmière qui lui ordonnait de revenir. Dès qu’il fut hors de vue, il ôta ses pantoufles et se mit à courir vers la porte située au bout du couloir. Fermée. Il fit demi-tour, essaya une autre porte, la trouva ouverte et pénétra dans une chambre. Le lit était inoccupé ; dans la salle de bains, on venait de tirer la chasse d’eau. Derrière une table encombrée de crèmes et de fards, il y avait une fenêtre munie de barreaux.

Par-dessus le bruit de l’eau aspergeant la cuvette, Eyre entendit des voix dans le couloir et reconnut celle de Mrs. Epples.

— Si vous le repérez, ne vous approchez surtout pas de lui !

— Pourquoi ?

— Parce qu’il...

La voix faiblit et mourut : ses poursuivants avaient probablement tourné à gauche. Paul ouvrit la porte, regarda dans le couloir et vit Mrs. Epples s’éloigner en compagnie d’une infirmière. De l’autre côté, l’homme à tête de singe descendait le couloir en ouvrant systématiquement toutes les portes.

Le bruit d’eau cessa, la femme ne tarderait pas à sortir de la salle de bains. Eyre attendit que l’infirmier s’apprête à ouvrir une autre porte, jaillit de la chambre et tourna le coin. Personne en vue. Il se félicitait de sa manœuvre quand Mrs. Epples sortit d’une chambre située quelques mètres plus loin. Paul se figea, l’infirmière se mit à crier. Avant même qu’il ait pu réagir, elle se réfugia dans la chambre et claqua la porte. Derrière lui, Eyre entendit une exclamation, un bruit de pas précipités.

Il se mit à courir. Regardant par-dessus son épaule, il vit la créature simiesque plantée au coin du couloir : manifestement, l’homme avait renoncé à le poursuivre.

Une porte s’ouvrit devant Eyre, un jeune homme maigre aux cheveux ébouriffés qui s’apprêtait à sortir de sa chambre recula vers son lit, l’air effrayé, en voyant le fugitif. Sans dire un mot, Eyre entra dans la pièce, ouvrit le placard, y prit une paire de pantoufles et une veste. Dans le tiroir du bureau, il trouva un portefeuille, en tira un billet de dix dollars, un de cinq, quatre de un et de la monnaie.

— Je vous rembourserai plus tard, promit-il au jeune homme qui tremblait et claquait des dents.

Eyre sortit de la chambre au moment précis où Mrs. Epples et l’infirmier simiesque tournaient le coin du couloir. Ils s’immobilisèrent, le regardèrent et s’enfuirent.

Ils avaient peur de lui, c’était patent, mais ils devaient être partis chercher du renfort. Si les autres ont autant la trouille que ces deux-là, ils ne sont pas près de m’arrêter, se dit Paul. A moins qu’ils ne me canardent de loin.

Deux minutes plus tard, il sortait de l’Adler Sanitarium et il ne restait plus qu’un garde d’une soixantaine d’années pour s’interposer entre la liberté et lui.

— Ne tirez pas ! cria Mrs. Epples du perron. Laissez-le passer, la police s’occupera de lui !

L’homme s’écarta. Ils vont prévenir la police ? se demanda Paul, interloqué. C’était lui qu’ils avaient retenu prisonnier et essayé de tuer. Avaient-il une raison valable de le garder en captivité ? Était-il porteur d’une maladie effroyable ? Avait-il été contaminé par la substance jaune ? Cette pensée le glaça. S’il était contagieux, pourquoi ne lui avait-on rien dit ? Il se serait montré coopératif.

Il y avait sur le parking une trentaine de voitures dont plusieurs n’étaient pas fermées à clef mais sur aucune on n’avait laissé la clef de contact. Estimant qu’il n’avait pas le temps d’en faire démarrer une en bricolant l’allumage, il marcha en direction de la route. Dès qu’il se jugea hors de vue, il tourna à droite, pénétra dans les bois. L’Illinois était distant de deux kilomètres, il lui suffisait de l’atteindre puis de remonter la rive sur huit cents mètres pour trouver un refuge.

Station du cauchemar
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